Au fond de la salle du restaurant, elle croquait dans la grenade avec un sourire de malices et de délices.
Elle cassait sous chaque dent chaque petite grenade carminée. Le rouge de la grenade et le rouge de sa bouche… Le rouge de sa bouche avec la couleur de jais clair de ses cheveux libérés…
Elle croquait encore et encore chaque grenade avec une attention et une tension spéciales, papilles de « tasteuse »/goûteuse, de scientifique aussi. Sans aucun doute, elle étudiait les goûts, les saveurs, les odeurs…
A l’autre bout de la salle, moi aussi, j’ai commandé une grenade pour le dessert. Avec mon couteau, j’ai partagé le fruit par le milieu, et par le milieu encore. Quatre quarts de grenade. Les graines rougeoyantes en clins d’œil, ou clins Dieux, miroiterie du pauvre, miroiterie de nos illusions. Ou de l’homme heureux, parfois, aussi…
J’ai mordu dans le rouge. Un premier quart. Les graines partout dans mon palais rapiécé de salive… Pour apprivoiser les symboles, on dit qu’il y a trois cent soixante-cinq graines dans une grenade, d’autres disent qu’il faut continuer à chercher…
Le second quart, l’acre m’a titillé la langue… et j’ai pensé à St Jean d’Acre, aux Templiers, aux Hospitaliers car les mots m’imagent, les mots me font des bombes à retardement, en ode et mode immarcescible de nos fugacités.
Le troisième quart, j’ai pensé à la grenadine de mon enfance. Mais croire que le grenadine est à la grenade, c’est ignorer que l’enfance est un pays et songe dès qu’on se souvient d’elle.
La jeune femme brune s’est levée. Elle s’est approchée de ma table, de moi. Elle a saisi avec audace une chaise, et elle a dit :
– Je mange des grenades, Homme. Je mange des grenades… pour comprendre…
Elle avait un accent de gorge et de roche, de roucoulés, de voyelles vanillées. Elle a continué :
– Je mange des grenades, Homme, parce que mes amis, mes proches ont été tués par une grenade. Une grenade de fer, à la guerre d’acier. Je mange des grenades car je suis une géopoliticienne des nourritures terrestres, pour comprendre comment les hommes ont pu baptisé leur arme du nom d’un fruit. Oh, j’ai déjà saisi la métaphore bien sûr : la grenade féconde de ses graines qui s’éparpillent, qui donnent la vie. L’arme féconde qui distribue la mort. Les hommes invitent des motifs futiles, inutiles et iniques pour faire la guerre…
Moi, je mange aussi pour achever mon deuil. Et toujours il y a des grenades, et toujours il y a mon deuil…
Alors… J’ai partagé mon dernier quart de grenade avec elle… Nous n’avons pas parlé car seul le silence dissipe le brouillard de la parole ordinaire et des vicissitudes du vivre. Quand langue n’est pas suffisance, il faut partager le même silence.
Et moi qui conte des histoires, me suis senti dérisoire. J’ai compris enfin ce que j’étais, à quoi servait ma salive au milieu des guerres qui émanent : quoiqu’il arrive, je reste le frère et sœur allègre éternel des hommes et des femmes, des Humanités à retisser…