Un conte inuit de naguère pour célébrer le printemps et ses possibles en ces temps étranges d’enfermement et de sclérose identitaire….
Le Grand Nord et son grand froid…
Une ile, quelques fermes lourdes, isolées, neigeuses, le grand froid s’est installé…
Jamais de mémoire d’anciens, le ciel n’avait été aussi haut et le froid d’une pureté si profonde et si implacable.
Or, un matin, surprise, plus un grain de feu, plus aucune braise, rien de rien… Des cendres… Il fut décidé que trois hommes iraient au-delà du détroit chercher un chaudron de tisons chez ceux de la terre ferme et vivable.
Un chemin de glace allait droit, éblouissant, presque irréel, à travers l’espace de mer…
Les trois vaillants partirent donc à l’heure du soleil montant, accompagnés jusqu’au rivage par leurs amis emmitouflés. A longs cris, on les salua jusqu’à les voir se perdre au loin, dans la lumière insoutenable…
A mi-chemin leur vint une brèche profonde, ombreuse, aux parois hérissés de rocs. La franchir ? Folie !!!
Elle était si large qu’il leur fallait d’abord ne pas trembler d’effroi… Ils restèrent un moment à contempler, muets, l’autre rive, le fonds, puis l’un d’eux, soudain, résolu :
– La mort ou le salut. Go !
Il prit son élan. Il bondit. De l’autre côté de la faille, des éclats de l’extrême bord dégringolèrent sous ses bottes. Il se redressa, le poing haut, fier et heureux. Le deuxième le rejoignit, arraché par son compagnon à la gueule ouverte du gouffre à l’instant où il perdait pied. Sauvé in extremis…
Le troisième baissa le front et dit :
– C’est trop au-delà de mes forces, de mes possibles… Je ne pourrai jamais…
Les deux autres lui répondirent :
– Pas de soucis ! Retourne chez nous : rassure nos fils, nos filles, nos femmes, nos anciens que nous serons bientôt de retour avec les braises salvatrices ! Va !
L’abandonné les regarda s’éloigner sur la glace ferme. Il se sentit soudain honteux… Revenir sur l’île vaincu, forcé d’avouer sa panique…
– « Non, impossible », se dit-il..
Alors faute de mieux, il décida de longer la béance de la faille. Espérant trouver un moment un endroit moins écarté, plus facile à enjamber. Il s’obstina un long moment. Ses espoirs se défirent avec le soir tombant. Le froid le saisit encore plus.
Il fit halte, s’assit, embrassa ses jambes, ses mains, et le menton sur les genoux, il sentit tout à coup le sol remuer. Un fort craquement ! Titubant, il se redressa, vite. Et trop tard, il se vit sur un bloc de glace à la dérive, éloigné du détroit…
Il rit, désespéré, amer, du tour que la Nature lui jouait. Pour n’avoir pas risqué sa vie sur un saut improbable, il allait perdre sa vie sans gloire, tout seul, sur un radeau givré, emporté par la puissance glaciale des vents et des eaux.
La nuit vint à son heure exacte. Alor son bout d’esquif heurta un iceberg plus vaste que le sien. Il grimpa dessus, à tâtons, et comme il explorait l’espace autour de lui, il aperçut une ourse affalée sur la glace, ses oursons au chaud de son flanc. Panique !!!
Il recula, chercha où fuir, car le gibier était si rare pour les animaux de glace… Partout, l’océan, les ténèbres… Il observa la grosse bête. Elle bâilla, l’air ensommeillé et d’un coup de tête tranquille, l’invita à se réchauffer dans son accueillante fourrure en compagnie de ses petits. Sa survie en jeu, il n’hésita pas !
Il se pelotonna au creux du ventre palpitant foisonnant de chaleur et dormit comme un nourrisson.
Au matin, quand il s’éveilla, il se sentit étrangement plus paisible, plus reposé qu’il ne l’avait jamais été durant toute sa vie. L’ourse lui parut familière comme la mère sûre et simple qui régnait sur la maisonnée au temps où il dormait près d’elle. Il se dit qu’elle allait parler. Mais non, elle se dressa sans hâte, lécha un moment ses oursons, puis les repoussa du museau, s’éloigna sur ses pattes lourdes, appela l’homme, d’un coup d’œil.
Il comprit. Il tenta de la chevaucher, trop grande… Alors elle s’ébroua, secoua son échine, se coucha contre ses pieds, lui offrit son dos. Il grimpa, s’agrippa à son cou, à ses flancs. Tangage, remuements, chute à plat ventre, mouvements. Tout le jour, même jeu sur la glace neigeuse. Ala nuit, parmi les oursons amusés, il téta son lait. Le lendemain, elle prit la mer avec le naufragé sur elle. Jusqu’au bord de l’île, elle nagea.
Elle le déposa sur la grève et sans plus de soucis de lui, elle tourna son corps ruisselant vers le banc de glace lointain où l’attendaient ses petits. Alors l’’homme la prit par sa large encolure et lui désigna sa maison au bord du chemin du village. Il s’éloigna. Elle le suivit. Il s’en fut droit à son étable. Il prit à sa meilleure vache un seau de lait, le lui offrit. Elle le but à longues goulées. Quand elle en fut rassasiée, il baisa son museau mouillé.
Comment dire sa gratitude ? Sa vie n’y suffirait jamais… Sans un mot, ils se contemplèrent droit dans les yeux, un long moment.
– Pourquoi ? dit le regard de l’homme.
Et celui de l’ourse, insondable :
– Je ne sais rien, sauf que peut-être l’Amour est plus vaste que nous…
Elle s’en revint à l’océan…
Ce jour-là fut beau et clément sur l’île, car tandis que les gens rieurs regardaient de manière halluciné ce spectacle de l’ourse s’éloigner, ils virent venir un bateau. A sa proue, les chercheurs de feu brandissaient des torches luisantes. Le froid, dès ce soir, au village, enfin, attendrait dehors le printemps…