Le duc de Lou avait fait un long voyage pour venir demander conseil à Tchouang-Tseu, le sage incomparable. Il le trouva dans une prairie, tout débraillé, jouant à la balle avec une bande d’enfants.

Le sage taoïste aux pieds nus continua de jouer, se contenta de faire un signe au souverain pour lui indiquer la priorité du jeu avec les enfants. Car un jeu est chose sérieuse pour les enfants, comme chacun sait !!

Connaissant la réputation excentrique du sage, le souverain n’insista pas. Il s’installa avec sa suite sur des pliants que des serviteurs zélés mirent à leur disposition et entreprit de pique-niquer.

A la fin de la partie, Tchouang-Tseu, tout en s’épongeant le front avec les pans de sa tunique, demanda au potentat quel était l’objet de sa visite.

Le duc magnanime, fit verser au sage, un vin de pêche dans une timbale en argent et lui expliqua sa demande :

– Mon pays de Lou est prospère. J’y fais régner l’ordre et la justice ; j’observe la morale et les rites ancestraux, et pourtant… et pourtant, j’entends dire que mes ministres me critiquent et que mon peuple est mécontent…

Le sage huma longuement le précieux breuvage, dégusta à petites gorgées le vin de pêche en se gargarisant bruyamment le gosier, rota et répondit :

– Si une barque vide dérive au gré des courants et se dirige sur une jonque, les bateliers, même les pires brutes, ne se fâcheront pas et feront tout pour l’éviter ou l’écarter. Supposons que la même barque dérive avec un homme à bord. L’attitude des marins sera bien différente. Même les plus débonnaires pousseront des cris, gesticuleront, et si l’homme ne répond pas, s’il est endormi, ils se mettront en colère et l’insulteront.

Et si jamais la barque heurte le navire, ils sont capables de sauter dedans et de flanquer une correction au passager…

Si la barque est pleine, elle attire la colère. Si elle est vide, elle ne la provoque pas. Alors, si vous jetez par-dessus-bord votre moi-égo, vous traverserez le fleuve de la vie sans que nul s’oppose à vous ni ne cherche à vous nuire…

Et en guise de conclusion, sans doute inspiré par le vin de pêche, Tchouang-Tseu improvisa ces vers :

A celui qui n’est plus attaché à lui-même, les formes et les êtres se manifestent.

Dans ses mouvements, il est comme l’eau, insaisissable.

Au repos, il est comme un écho, un miroir…

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